Avant d'entrer en studio ou de brancher un enregistreur lors d'une session, j'aime préparer une courte interview préliminaire. Ce n'est pas un interrogatoire : c'est une fenêtre pour capter l'intention, les fragilités et les fulgurances d'un·e musicien·ne avant que le micro ne transforme tout. Voici les dix questions que je pose presque systématiquement — et pourquoi je les pose. Elles m'ont aidée à faire parler des artistes réservés, à déverrouiller des confidences, et parfois à orienter le mix ou la prise de son.

Pourquoi cette question ? Ma méthode en amont

Je ne me contente pas d'aligner des questions. Chaque interview démarre par une écoute attentive : EP, live, démos, photos de la pochette, vidéos. Quand j'arrive en studio, je veux que la conversation soit une extension de l'écoute. Les dix questions que je propose sont des clés : certaines ouvrent la technique, d'autres l'affect, d'autres encore le récit derrière un riff ou une ligne de chant. Mon objectif : obtenir des réponses exploitables et sincères, qui enrichiront une chronique, un portrait, ou même une session enregistrée.

Les 10 questions (et ce qu'elles déclenchent)

  • « Quelle est la première image qui te vient quand tu penses à ce morceau ? »

    Cette question force le geste imaginaire : paysage, couleur, saison, sensation corporelle. Les artistes décrivent souvent des images puissantes — et ces images influencent la direction de l'arrangement et l'espace sonore. Si quelqu'un évoque une tempête, on évitera peut-être un son trop sec ; si c'est un cocon, on cherchera chaleur et réverb.

  • « Si tu devais expliquer ce morceau à ton/ta pire critique, que dirais-tu ? »

    C'est une façon détournée de faire émerger la vulnérabilité. On obtient souvent une réponse moins formatée que « c'est une chanson sur ... ». Et parfois la défense révèle le cœur du propos — utile pour une intro de chronique ou une accroche d'interview.

  • « Quel est l'objet le plus important dans ce projet (instrument, pedalboard, synth, sample) et pourquoi ? »

    Technique et affect se rencontrent ici. Les musicien·ne·s parlent volontiers de leur guitare usée, d'un micro vintage (Neumann U87, Shure SM7B) ou d'une pédale fuzz qui a tout changé. Ces détails humanisent le récit et guident parfois le choix du matériel en prise de son.

  • « À quel moment du morceau ton cœur bat le plus vite ? »

    Cette question repère le point d'intensité émotionnelle. C'est précieux pour calibrer la dynamique du mix ou pour demander une prise chantée plus impulsive sur ce passage-là. Parfois le musicien·ne répond « le silence après la dernière note » — et là, on sait qu'il faut travailler l'air et la décroissance.

  • « Quelle contrainte créative t'a le plus servi sur ce disque/ce titre ? »

    Les contraires créatifs (temps réduit, matériel limité, dépouillement) donnent souvent des anecdotes et des astuces : boucles bricolées sur un Tascam, enregistrement live sur bande, etc. Ces récits sont fascinants et inspirants pour les lecteurs et donnent du grain pour un article.

  • « Si on devait réarranger ce morceau pour qu'il sonne dans un bar vs une cathédrale, que changerais-tu ? »

    La réponse révèle la vision spatiale du musicien·ne : plus de basse et d'attaque pour le bar, plus de réverb et d'espace pour la cathédrale. C'est une manière concrète d'aborder la production et d'expliquer au public pourquoi tel mix privilégie l'intimité ou la grandeur.

  • « Y a-t-il une phrase ou une image lyrique que tu n'as jamais osé publier ? »

    Question risquée mais payante pour qui veut extraire une confession. On obtient parfois des variantes de paroles, des fragments inédits, ou l'explication d'un silence volontaire. C'est là que le·a musicien·ne devient narrateur·rice de soi.

  • « Quel disque as-tu écouté en boucle en écrivant ce titre ? »

    Cela permet de placer le morceau dans une filiation musicale et culturelle. Les artistes citent souvent des influences surprenantes — un groupe shoegaze pour un morceau folk, un album noise pour une ballade — et ces liens sont riches à creuser dans l'article.

  • « Si tu devais enregistrer ce morceau avec un·e producteur·trice légendaire (mort·e ou vivant·e), qui serait-ce et pourquoi ? »

    Au-delà du nom, la réponse décrit la patine recherchée : la clarté d'un Steve Albini, la luxuriance d'un Brian Eno, l'esthétique lo-fi d'un Steve Albini. On comprend mieux la direction sonore et on peut suggérer des traitements adaptés.

  • « Qu'est-ce que tu veux que l'auditeur·trice garde en tête 24 heures après avoir écouté ce morceau ? »

    La dernière question recentre sur l'effet souhaité. Les réponses vont de « une phrase qui reste » à « une sensation diffuse » ou « une colère apaisée ». Cela me permet d'écrire une conclusion de chronique qui reprend la volonté originelle de l'artiste sans trahir son propos.

Comment je mène l'entretien en studio

J'aime installer la conversation comme une douce mise en chauffe : une tasse de thé, un peu de musique d'ambiance, une conversation sur des références communes. Je pose les questions, mais je suis prête à bifurquer. Si une réponse m'émeut, je demande un exemple sonore : « tu peux chanter ce passage ? », ou « tu peux fredonner l'image que tu as décrite ? » Ces demandes déclenchent souvent des démonstrations brutes, précieuses pour comprendre le feeling.

Petits outils pratiques

Outil Utilisation
Dictaphone (Smartphone + Rode app) Enregistrer des extraits vocaux pour citation précise
Bloc-notes papier Gribouiller images et métaphores entendues en direct
Casque fermé Écouter des références ensemble sans perturber la session

Quelques erreurs à éviter

  • Ne pas interrompre une réponse longue : souvent la richesse vient après un court silence.
  • Éviter les questions trop générales (« Parle-moi de ton univers ») sans amorce — mieux vaut une image ou un disque concret.
  • Ne pas faire de promesses éditoriales que l'on ne tiendra pas : la confiance est fragile en studio.

Ces dix questions ne sont pas des formules magiques, elles sont des leviers. Elles marchent parce qu'elles mélangent émotion, technique et narration. Elles ont produit des révélations honnêtes — une phrase jamais dite, une anecdote sur une prise ratée devenue la meilleure — et surtout elles ont permis de capter l'essentiel : pourquoi une chanson existe et pourquoi elle doit être entendue.